Dernière mise à jour à 11h15 le 02/09
Au cours des derniers mois, la Méditerranée orientale a connu une période de grande instabilité. Des navires turcs traversant la zone ont été soupçonnés de fournir des armes au gouvernement libyen, et un navire de recherche scientifique du pays a été accusé de violer la souveraineté d'autres États. Les tensions sont montées d'un cran lorsque la France a voulu interroger un navire turc puis envoyé des avions de combat dans les eaux grecques pour dissuader la Turquie de mener une exploration illégale de ressources. Le bras de fer engagé entre la France et la Turquie rend la situation encore plus tendue en Méditerranée orientale.
Remontons aux origines de cette affaire, la guerre civile libyenne. Après le renversement du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, deux forces majeures sont peu à peu apparues en Libye : d'un côté le gouvernement d'accord national (GNA), qui contrôle une partie de la région occidentale du pays ; de l'autre, les forces du maréchal Khalifa Haftar, qui dominent de facto une grande partie de l'est du pays. Ces deux forces sont soutenues, ouvertement ou secrètement, par des pays différents. En novembre dernier, face à une offensive du maréchal Haftar qui avait placé le GNA en situation de siège, ce dernier a signé un protocole d'accord de coopération militaire avec la Turquie. En vertu de cet accord, la Turquie fournit des armes au GNA et se tient prête à envoyer des « forces d'intervention rapide » en Libye.
Le 13 décembre, les forces du maréchal Haftar ont annoncé une « offensive décisive » contre Tripoli. Quatre jours plus tard, la Turquie a réagi en annonçant l'envoi de forces spéciales et de conseillers militaires dans la capitale libyenne, ainsi que du matériel d'armement. Cette décision a apaisé la situation de crise dans laquelle se trouvait le gouvernement libyen. Au mois de janvier, peu après l'envoi des troupes turques, une conférence internationale sur la Libye s'est tenue à Berlin sous l'égide des Nations Unies. Les dirigeants et représentants d'une douzaine d'organisations internationales et de pays, dont la Turquie, ont convenu de respecter l'embargo sur les armes, de suspendre l'aide militaire aux deux parties au conflit et de promouvoir le cessez-le-feu en vue d'une paix durable.
Depuis le mois de juin, la Turquie poursuit son intervention militaire en Libye. En fournissant un soutien aérien et en envoyant sur place des armes et des troupes, Ankara aidé le GNA à repousser l'offensive des forces du maréchal Haftar qui durait depuis un an. « Je considère aujourd'hui que la Turquie joue en Libye un jeu dangereux et contrevient à tous ses engagements pris lors de la conférence de Berlin », a déclaré le président français Emmanuel Macron le 22 juin. « Il en va de l'intérêt de la Libye, de ses voisins, de toute la région, mais également de l'Europe », a-t-il ajouté, en qualifiant le rôle joué par la Turquie d'intolérable.
Le 10 juin, un navire de guerre turc et la frégate française Courbet ont frôlé le conflit. Sous commandement de l'OTAN dans les eaux territoriales de la Libye, le Courbet a voulu interroger le navire turc Cirkin soupçonné de livrer des armes à la Libye. C'est alors que la frégate Gokova escortant le Cirkin a illuminé à trois reprises le Courbet avec son radar de conduite de tir. Le ministère français des Armées a souligné le caractère « exceptionnel » de cet « acte extrêmement agressif » de la part d'un allié au sein d'une mission de l'OTAN. Emmanuel Macron a fermement condamné l'attitude de la Turquie, ce manque de coordination entre membres de l'organisation réaffirmant selon lui le constat qu'il avait fait l'an dernier, « l'OTAN est en état de mort cérébrale ».
Une raison importante pour laquelle la Turquie continue de livrer des armes au gouvernement libyen est la concurrence pour les ressources gazières en Méditerranée orientale. La découverte ces dernières années de vastes ressources en gaz naturel dans les eaux profondes de la région a suscité l'intérêt des pays du littoral. La Turquie remet en question depuis des décennies la souveraineté dans cet espace maritime de la Grèce, dont les eaux territoriales couvrent les deux tiers de la zone riche en gaz. La Turquie inclut une grande partie de la zone économique exclusive (ZEE) de Chypre à son plateau continental et revendique la souveraineté sur certaines parties de la mer Égée et au large de la Crète, zones actuellement sous juridiction grecque, selon AP. Le 23 juillet, Emmanuel Macron a fermement critiqué la « violation » par la Turquie de la souveraineté territoriale de la Grèce et de Chypre avec des activités d'exploration dans ces eaux. Il a également appelé à la tenue de consultations entre la Grèce et la Turquie, deux pays membres de l'OTAN, afin d'apaiser les tensions.
Le 11 août, la Turquie a envoyé dans la zone « contestée » le navire de recherche sismique Oruç Reis, escorté par plusieurs bateaux militaires, pour y mener des recherches gazières. La Grèce a immédiatement réagi en dépêchant deux navires de guerre pour « surveiller » les activités turques. Le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis a affirmé « qu'aucune provocation ne resterait sans réponse ».
Israël est également partie prenante aux ressources de la Méditerranée orientale, et a choisi de se ranger du côté de la Grèce en exprimant son soutien à l'envoi de navires de guerre par cette dernière, a rapporté l'agence de presse Sputnik.
La signature du protocole d'accord sur la coopération militaire en novembre dernier entre la Turquie et le gouvernement libyen s'est accompagnée de la signature d'un accord de démarcation maritime, selon lequel la Libye reconnaît à la Turquie une zone économique exclusive (ZEE) élargie en Méditerranée orientale. Ceci est en réalité une contrepartie consentie en échange du soutien militaire turc. Pour la Turquie, le maintien du GNA en Libye fournit une base légale pour son exploitation des ressources gazières dans la ZEE. Cependant, cette activité en eaux contestées a causé le fort mécontentement de la Grèce, de Chypre et d'Israël, et a provoqué une escalade soudaine des tensions en Méditerranée orientale.
Emmanuel Macron a annoncé le 12 août le renforcement « temporaire » du déploiement militaire français dans la région, afin d'empêcher la Turquie de mener des activités illégales de forage.
Le ministère français des Armées a révélé l'arrivée de deux chasseurs Rafale le 13 août à Souda, en Crète, pour une étape de quelques jours. Ils avaient été déployés du 10 au 12 août à Chypre pour participer à un exercice militaire. Le porte-hélicoptère français Tonnerre, en route vers Beyrouth pour apporter de l'aide au Liban après l'explosion qui a endeuillé la capitale, a été rejoint dans la nuit du 12 août par la frégate Lafayette, partie de Larnaca, pour effectuer un exercice avec la marine grecque.
Le ministère des Armées affirme que la présence militaire française « a pour but de renforcer l'appréciation autonome de la situation et d'affirmer l'attachement de la France à la libre circulation, à la sécurité de la navigation maritime en Méditerranée et au respect du droit international ».
La France a des relations difficiles de longue date avec la Turquie ; elle s'est toujours opposée à l'adhésion de cette dernière à l'Union européenne, et a condamné les frappes récentes turques contre les Kurdes dans le nord de la Syrie. Les « illuminations radar » récentes d'un navire turc contre un navire français et l'implication de la France aux côtés de la Grèce dans le différend qui oppose cette dernière à la Turquie sur les ressources gazières ont aggravé les tensions en Méditerranée orientale et n'ont fait que détériorer les relations entre les deux pays.
Si la Turquie a adopté des mesures risquées, ses déclarations officielles n'ont rien d'inflexible. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a récemment affirmé, à l'occasion du 19e anniversaire du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie, que « la solution en Méditerranée orientale passe par le dialogue et les négociations » entre son pays et la Grèce. Il s'est entretenu avec les dirigeants de plusieurs pays concernés, dont l'Allemagne. Nous voyons ici que grâce aux efforts de toutes les parties, la crise en Méditerranée orientale peut encore s'apaiser.
Shen Xiaoquan, maître de recherche au Centre d'étude des questions mondiales de l'Agence de presse Xinhua